La provenance n’est pas un cas d’usage de la blockchain

Le sophisme de la blockchain

La “chaîne de blocs” (ou “technologie de registre distribué”) est une base de données distribuée, utilisant des algorithmes cryptographiques et des blocs de données formant une chaine. Vraiment? Si vous utilisez cette définition vous êtes coupable de sophisme car cette définition est aussi large que la notion de “logiciel” et signifie que l’on développe des blockchains depuis des décennies. C’est comme dire que toutes les applications mobiles sont des exemples d’Uberisation. Parce que cette définition est trop large, affirmer qu’une blockchain est décentralisée et infalsifiable est incorrect; ce serait comme affirmer que tout véhicule est propre et performant parce que la Tesla Model 3 l’est.

Précisément, une blockchain se définit comme un système spécifiquement pensé et conçu pour échanger des unités de valeur numériques entre des personnes non identifiées, sans utiliser une unique ou un petit groupe d’autorités.

Le cas de la provenance / de la chaine logistique

La certification et traçabilité de produits de consommation ou de diplômes sont des problèmes qui n’ont rien à voir avec une blockchain pour les raisons suivantes:
  • Il n’y a pas d’unité de valeur numérique. De manière évidente: pas de livre comptable, pas de blockchain!
  • Ce n’est pas un problème de double-dépense. Le but n’est pas de créer un marché dans lequel n’importe qui pourrait librement revendre des certificats d’authenticité
  • Aucun consensus n’est nécessaire. Ce n’est pas comme si les universités étaient en compétition entre elles pour certifier le master que Paul Martin vient de compléter à Harvard
  • Les utilisateurs sont parfaitement identifiés (entreprises contribuant à la chaîne d’approvisionnement, universités, étudiants)
  • Il existe des autorités naturelles (le fabricant du produit, le ministère, les agents de certification accrédités pour l’agriculture biologique / sans OGM, les universités, etc.)
Le problème est différent de celui adressé par une blockchain: il s’agit ici de stocker des preuves numériques de manière sécurisée. A problème différent, solution différente!
Premièrement, vous pouvez très bien utiliser une base de données classique, centralisée ou distribuée, afin de stocker des preuves numériques. Pour la transparence, il suffit de les exposer sur un site web. Pour la résistance à la falsification et à la modification, on peut utiliser une base de données en écriture seule, couplée avec une infrastructure de clefs publiques (PKI). Enfin pour la permanence, il suffit de faire des sauvegardes et d’implémenter un système de récupération après sinistre. A titre d’exemple, voici deux grands systèmes de provenance récents qui n’utilisent pas du tout la blockchain car ce n’est pas nécessaire:
  • Le système européen de vérification des médicaments EMVS
  • Un logiciel de la NSA pour gérer les risques de la chaîne logistique
Deuxièmement, une blockchain ne garantit absolument pas la validité d’une preuve numérique lorsque l’objet de la certification n’est pas lui-même numérique. En effet, une blockchain ne sait pas si votre viande est une viande de bœuf ou de cheval. Il faut faire confiance à des humains pour certifier le lien entre le monde physique et le monde numérique. Mais les humains trichent et mentent, c’est bien le problème. Dans le cas de la chaine logistique, les blockchains ne peuvent pas empêcher la contrefaçon, la fraude et l’erreur humaine.

En réalité, la provenance n’est même pas un problème technologique mais un problème de standards et de gouvernance. Il suffirait que tous les acteurs de la chaine logistique ou que toutes les universités utilisent le même système pour résoudre le problème!

Pourquoi un tel malentendu sur la blockchain?

L’incompréhension généralisée de ce qu’est une blockchain et de ses limitations a plusieurs explications:
  • Le sujet est complexe et beaucoup d’observateurs manquent d’éducation technologique. Ils ne font pas la différence entre un problème “blockchain” et des problèmes purement cryptographiques ou de bases de données distribuées.
  • La plupart des commentateurs ont des produits à vendre et entretiennent la confusion pour attirer des financements et des raisons commerciales. Cela induit des dissonances cognitives tout à fait cocasses, par exemple sur l’efficacité des blockchains. Il est évident que remplacer un seul système central par des dizaines ou centaines de noeuds décentralisés est plus complexe et plus coûteux (concept d’économie d’échelle), mais on trouve régulièrement des “experts” pour prétendre le contraire.
  • Enfin il y a le pouvoir du marketing, des mises en récit et de la mémétique dans un monde où les émotions dominent et les faits sont secondaires. Pour simplifier, deux grands récits s’affrontent:
1/ D’un côté le récit “blockchain, la révolution des cryptomonnaies”, avec des variantes selon que vous soyez monothéiste ou polythéiste. Ce récit semble passer l’épreuve du temps, avec les 10 ans d’existence de Bitcoin et un marché qui s’institutionnalise progressivement.

2/ De l’autre le récit “blockchain, un moteur d’exécution incorruptible de logiques métiers” avec la notion de smart contracts. C’est la croyance des communautés créées autour d’Ethereum et Hyperledger, très populaire auprès des professionnels. Ce récit crée beaucoup de confusion dans les esprits, comme si la blockchain était une technologie générique et que tout était possible sans aucune contrainte. Cette croyance conduit les gens à halluciner que la blockchain peut résoudre tous les problèmes humains de la terre, y compris la provenance. Je dis “halluciner”, car en pratique on retombe toujours soit dans le sophisme des fausses blockchains dont nous avons parlé en introduction, soit dans le récit 1, constatant qu’Ethereum ne sert réellement qu’à créer des cryptomonnaies (ERC-20, ERC-721) et que les applications décentralisées non-financières ne rencontrent pas de succès .

A ce stade et sauf percées à venir, le seul cas  d’application pratique de la blockchain reste la monnaie numérique programmable. C’est déjà énorme! Cela étant dit, la cryptographie – et non la blockchain – reste un outil tout à fait pertinent pour des cas d’usage non-financiers comme la provenance. Il faut juste rester honnête sur la différence.
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